jeudi 31 janvier 2008

Les deniers de la culture

Un peu d'histoire avec un grand H... comme Hugo.

Le genre de discours que l’on aimerait entendre aujourd’hui à l’Assemblée Nationale… celui-ci date de novembre 1848, n’a pas pris une ride et mérite d’être diffusé largement…

Ou : « quand le passé peut éclairer l’avenir

Auteur : Bertrand Furic, Directeur du Brise-Glace, scène de musiques actuelles à Annecy, et membre du conseil national du SMA, Syndicat national des petites et moyennes structures de Musiques Actuelles.

Les Deniers de la Culture

Personne plus que moi, messieurs, n’est pénétré de la nécessité, de l’urgente nécessité d’alléger le budget. Seulement à mon avis, le remède à l’embarras de nos finances n’est pas dans quelques économies chétives et détestables. Ce remède serait dans une politique intelligente et rassurante qui donnerait confiance à la France, qui ferait renaître l’ordre, le travail, le crédit…et qui permettrait de diminuer, de supprimer même les énormes dépenses spéciales qui résultent des embarras de la situation. C’est là, messieurs, la véritable surcharge du budget, surcharge qui si elle se prolonge et s’aggrave encore, et si vous n’y prenez garde peut dans un temps donné faire crouler l’édifice social.

J’ai déjà voté et je continuerai de voter la plupart des réductions proposées à l’exception de celles qui me paraissent tarir les sources même de la vie publique, et qui se présentent comme une faute politique certaine. Je veux parler du budget spécial des lettres, des sciences et des arts.

Je vote contre toutes ces réductions et je ne dirai qu’un mot aux honorables auteurs du rapport. Vous êtes tombés dans une méprise regrettable ; vous avez cru faire une économie d’argent, c’est une économie de gloire que vous faites.

Je la repousse pour la dignité de la France, je la repousse pour l’honneur de la République.

J’en appelle à vos consciences, j’en appelle à vos sentiments à tous, quel est le plus grand péril de la situation actuelle ?

L’ignorance, l’ignorance encore plus que la misère.

L’ignorance qui nous déborde, qui nous assiège, qui nous investit de toutes parts. C’est à la faveur de l’ignorance que certaines doctrines fatales passent de l’esprit impitoyables des théoriciens dans le cerveau confus des multitudes.

Le jour où l’ignorance disparaîtra, les sophismes s’évanouiront.

Et c’est dans un pareil moment, devant un pareil danger qu’on songe à attaquer, à mutiler, à ébranler toutes ces institutions qui ont pour but spécial de combattre l’ignorance ?

Oui, messieurs, j’y insiste. Un mal moral profond nous travaille et nous tourmente. Ce mal moral, cela est étrange à dire, n’est autre chose que l’excès des tendances matérielles. Et bien, comment combattre le développement des tendances matérielles ? Par le développement des tendances intellectuelles ; il faut ôter au corps et donner à l’âme.

Il importe, messieurs, de remédier au mal ; il faut redresser, pour ainsi dire, l’esprit de l’homme ; il faut, et c’est là la grande mission de l’homme, le tourner vers Dieu, vers la conscience, vers le beau, le juste et le vrai, vers le désintéressé et le grand.

C’est là , et seulement là, que vous trouverez la paix de l’homme avec lui-même, et par conséquent la paix de l’homme avec la société.

Pour arriver à ce but, messieurs, que faut il faire ? Précisément tout le contraire de ce qu’on fait les précédents gouvernement ; précisément tout le contraire de ce que propose votre comité des finances.

Il faut multiplier les écoles, les chaires, les bibliothèques, les musées, les théâtres, les librairies.

Il faut multiplier les maisons d’études pour les enfants, les maisons de lecture pour les hommes, tous les établissements où l’on s’instruit, où l’on se recueille, où l’on apprend quelque chose, où l’on devient meilleur ; en un mot, il faut faire pénétrer de toutes parts la lumière dans l’esprit du peuple ; car c’est par les ténèbres qu’on le perd.

Ce résultat, vous l’aurez quand vous voudrez. Quand vous le voudrez, vous aurez, en France, un magnifique mouvement intellectuel ; ce mouvement, vous l’avez déjà ; il ne s’agit que de l’utiliser et de le diriger ; il ne s’agit que de bien cultiver le sol.

La question de l’intelligence est identiquement la même que la question de l’agriculture.

L’époque où vous êtes est une époque riche et féconde ; ce ne sont pas, messieurs, les intelligences qui manquent, ce ne sont pas les talents, ce ne sont pas les grandes aptitudes ; ce qui manque, c’est l’impulsion sympathique, c’est l’encouragement enthousiaste d’un grand gouvernement.

Quoi ! d’un coté la barbarie dans la rue et de l’autre, le vandalisme dans le gouvernement ?

Messieurs, il n’y a pas que la prudence matérielle au monde, il y a autre chose que j’appellerai la prudence brutale. Les précautions grossières, les moyens de police ne sont pas, Dieu merci, le dernier mot des sociétés civilisées.

On pourvoit à l’éclairage des villes, on allume tous les soirs des réverbères dans les carrefours, dans les places publiques.

Quand donc comprendra t-on que la nuit peut se faire aussi dans le monde moral.

Et qu’il faut allumer des flambeaux pour les esprits ?

Discours de Victor Hugo à l’assemblée nationale le 10 Novembre 1848