lundi 26 novembre 2007

Les musiques actuelles dans la tourmente de la complexité

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Pour la plupart des salles de musiques actuelles, quelles que soient leur taille et leur histoire, l’époque que nous traversons est synonyme de bouleversements, d’incertitudes et de tensions.

C’est dans l’environnement des activités de création et de diffusion que l’on retrouvera la plupart des explications à ces difficultés :

- l’environnement culturel : les musiques actuelles ont pris une importance prépondérante dans les pratiques culturelles des français. Autrefois présenté comme une sous culture marginale réservée aux jeunes (entendez ici « grands ados »), le Rock traverse les générations, les nouvelles tendances ne cessent de voir le jour, et les salles de concerts sont remplies d’un public de 12 à 60 ans ; les nouvelles générations d’artistes sont aussi en attente d’activités adaptées à leurs besoins. Accompagnement, soutien à la création, formation artistique ont fait leur apparition et obligent les salles, autrefois uniquement lieux de diffusion, à élargir leurs activités ;

- l’environnement institutionnel : les collectivités ont définitivement supplanté l’État dans le soutien à ces musiques ; un nouveau rapport s’est installé : l’État voudrait pouvoir réguler et donner les orientations, les collectivités acceptent de financer mais souhaitent également diriger les projets, imposent parfois leur vision, et tergiversent aussi compte tenu du flou en matière de compétences déléguées par les diverses lois de décentralisation ;

- l’environnement technologique : on pense bien sûr à la dématérialisation de la musique et à la prolifération des supports numériques, mais les nouvelles technologies de l’information et l’usage omniprésent de l’informatique ou encore l’intégration voix-données impactent également les modes de fonctionnement, les façons de travailler (de communiquer, de se faire connaître, de vendre un spectacle ou de la billetterie...) et de ce fait, les relations professionnelles et économiques elles-mêmes ;

- l’environnement économique et concurrentiel : devant la crise du disque, le spectacle est devenu un enjeu majeur, et l’industrie musicale s’organise à coup de concentrations verticales, de la création de la musique à son exploitation et à sa distribution sous toutes ses formes ; avec la multiplication de l’offre de création et de la demande de musique « partout-tout-le-temps », les salles de musiques actuelles se sont développées (en nombre et en importance), les agences de production se sont renforcées et ont envahi le territoire national, les radios indépendantes non commerciales peinent à se faire entendre, les artistes se sont un peu plus encore « starifiés » mais aussi fragilisés, les festivals ont proliféré au point d’engendrer une dérégulation du marché compte tenu de la concurrence qu’ils se livrent sur les têtes d’affiche ;

- l’environnement structurel et juridique : le rôle social pris en 25 ans par les musiques actuelles et le développement économique du secteur a conduit à une structuration nécessaire, qui repose sur une professionnalisation de milliers de salariés, mais qui se fait dans la souffrance bien souvent : contrats précaires, stress lié à la surcharge d’activité, formation insuffisante ou inadaptée, salaires bloqués, manque de perspectives, voire réglementation du travail pas respectée ; dans le même temps, le secteur affirme sa volonté de structuration bien qu’il lui manque encore les moyens nécessaires, en s’associant aux négociations des conventions collectives, en s’engageant dans le dialogue social, et en s’organisant collectivement (organisation d’employeurs, fédérations et confédérations) ;

- l’environnement social et sociétal : comportement du public, mode de consommation, rapport au travail,... Tout a changé depuis quelques décennies ; les équipes en place dans les lieux de musiques actuelles sont composées de deux générations qui n’ont pas vécu ces évolutions de la même façon, n’ont pas les mêmes aspirations ; de nouvelles fonctions sont apparues, des rôles plus affirmés de management doivent être assumés et une organisation différente doit être mise en place, plus proche du monde de l’entreprise, plus rigide et hiérarchisée et en rupture avec ce qui a prévalu jusqu’à maintenant.

La complexification de cet environnement que cette énumération rend patente, oblige le responsable d’une structure vouée aux musiques actuelles à se questionner sur les moyens qu’il va devoir s’adjoindre pour mener à bien son projet culturel.

Car la réussite d’un projet dans le domaines des musiques actuelles tient à la combinaison de deux facteurs : la pertinence et la cohérence du projet lui-même, notamment au regard des politiques culturelles locales, mais aussi à la performance de la structure qui le porte.

Cette notion de performance peut sembler en décalage avec l’objet culturel du projet, voire en contradiction même avec les valeurs qu’il porte. Car notre « culture » n’est pas celle de l’entreprise et ne supporte pas la référence au « marché ». Ainsi, les termes qu’affectionne particulièrement le monde marchand comme productivité, compétitivité, avantage concurrentiel, organigramme hiérarchique, procédure, démarche qualité, audit, management, processus décisionnel, ressources humaines, etc., sont ils chez nous des termes tabous, politiquement incorrects, voire pour certains, des menaces pour la créativité de nos projets artistiques.

Mais les temps changent, et la pérennité même des structures de musiques actuelles dépend désormais de leur capacité à mobiliser des compétences. Cela consiste à réunir et à combiner des connaissances, des savoir-faire et des comportements, dans un contexte donné (l’environnement décrit ci-dessus) pour obtenir le résultat attendu, à savoir la réalisation du projet culturel.

La compétence est une dimension plus large que l’addition de connaissances et de savoir-faire. A l’échelle de la structure, la compétence se mesure d’une part aux compétences à disposition dans l’équipe, mais la compétence globale ne sera égale ou supérieure à la somme des compétences individuelles qu’à partir du moment ou l’équipe de direction aura su les utiliser efficacement. Cela dépendra de sa capacité à fixer les règles et à définir les rôles de chacun, à organiser la coordination du travail (le management transversal !), à prendre en compte les évolutions de son environnement, à mesurer le résultat obtenu et à prendre les décisions qui en découlent.

Autant de choses qu’il est aisé de dire, mais pour lesquelles les responsables ne sont pas bien préparés, et dont ils ont parfois peu conscience. La maturité (malgré son jeune âge) du secteur des musiques actuelles se mesurera à la prise en compte dans les prochaines années de l’enjeu du développement de la compétence. Plus précisément, le manager de structure devra être capable :

  • de mettre en œuvre une véritable gestion prévisionnelle de l’emploi et des compétences,
  • de définir un organigramme fonctionnel et hiérarchique basé sur la responsabilisation,
  • de maîtriser les notions fondamentales de management de projet,
  • d’identifier les processus de mise en œuvre de son projet et de définir les procédures de réalisation,
  • de mettre en place des outils performants, notamment des systèmes d’information et des outils de gestion,
  • d’intégrer systématiquement l’évaluation dans ses méthodes de travail et s’attacher à la mesure de la qualité,
  • de garantir une gestion des ressources humaines établie à partir de référentiels éprouvés et qui permette l’épanouissement personnel des membres de son équipe, le développement de la compétence de chacun, l’évolution des carrières,

... et tout ceci dans un contexte de pénurie de ressources financières, en respectant la « culture du secteur » et en essayant de s’inscrire dans une démarche de développement durable !

Quel genre de surhomme faudra-t-il que nous trouvions (ou que nous devenions) pour relever de tels défis ? Et avons-nous choisi de faire nos métiers pour nous retrouver dans une telle posture ?

La passion, qui reste heureusement notre moteur, doit pouvoir nous aider à trouver la force et les moyens de passer le cap, à condition de garder toujours en tête quel projet culturel et artistique nous défendons, et d’y associer la dose de démarche compétence devenue indispensable. Pour réussir le pari, l’une des chance de notre secteur est de pouvoir partager les responsabilités de management du projet, de l’équipe et du lieu. Le challenge est de taille, mais réalisable. Pour peu qu’on veille bien se donner un peu de temps et de « marge » ! Et pour cela, peut-être, accepter de sacrifier un peu du projet au profit de la pérennité. Accepter ainsi de passer du « toujours plus » au « toujours mieux ». Les structures qui ne prendront pas la mesure de l’enjeu pourraient bien ne pas passer l’épreuve du temps...


Auteur : Pascal Chevereau, directeur technique et administratif de la Coopérative de Mai, Scène de Musiques Actuelles de Clermont-Ferrand, membre du conseil national du SMA, Syndicat national des petites et moyennes structures de Musiques Actuelles. pascal [@] lacoope [dot] org